Entre deux notes de musique

Eileen Lindqvist & Jordan H. Soejima
Entre deux notes de musique
salle de musique.

Depuis son arrivée sur le territoire américain, Jordan n'était pas parvenu à se faire à une seule et unique chose : le décalage horaire. Automatiquement, dans son esprit, il rajoutait des heures supplémentaires à toutes les pendules qui avaient le malheur de se dresser sur son chemin. Heureusement que le soleil était là pour l'aider plus ou moins et lui rappeler qu'il n'était plus là-bas, au Japon. Et outre le soleil, l'atmosphère qui régnait ici était belle et bien différente, tout comme les températures de saison. Mais même avec cela, ça ne lui était pas toujours simple...

Il fouilla quelques instants dans ses papiers en désordre sur son bureau, à la recherche de son emploi du temps, mais il ne le trouva nulle part. Cependant, il se souvint de la personne à l'administration qui lui avait signalée une nouvelle élève dans son club, le club de musique. Alors ce jour-là il devait bien se rendre à l'université, au moins pour elle, pour lui expliquer un peu le fonctionnement et se renseigner au moins un minimum sur ses capacités musicales.

Le guitariste passa une main dans ses cheveux, fit le tour de son appartement et attrapa son instrument. A l'université, les guitares ne l'avait pas réellement charmé... La seule et unique resterait la sienne, sa fidèle Taylor-T5 personnalisée ! Un véritable bijou à ses yeux et hors de question que quelqu'un d'autre que lui la touche, il pouvait immédiatement voir rouge et c'était pas bon, pas bon du tout. C'était comme ses filles, on la regarde, mais de loin.

Rapidement il se rendit à l'université courant à moitié pour ne pas arriver en retard. Son I-phone dans une main, sa housse de guitare dans l'autre, le voilà se pointant comme une fleur dans l'établissement. Dans un sens il savait pas vraiment l'heure qu'on lui avait dite... Ou il ne s'en souvenait plus. C'était davantage probable d'ailleurs, mais tant pis, après tout si sa nouvelle élève avait quelque chose à lui reprocher, il lui dirait clairement que c'était lui le prof'... Ce n'était pas très juste, mais c'était un bon privilège, il n'allait pas se priver de ce bonheur. Enfin « bonheur » était un bien grand mot tout de même.

Dans les couloirs il salua certains de ses collègues d'un bref mouvement du visage, ses bras bien trop chargés pour échanger une poignée de mains. Il soupira d'ailleurs en pensant à cela... Serrer la main, au Japon c'était mal vu et ça ne se faisait pas ; on préférait les courbettes. Jordan avait du rapidement s'y faire, mais parfois le naturel revenait au triple galop et il n'était pas rare de le voir se tromper et se courber devant son interlocuteur qui ne comprenait pas toujours ce qui se passait en face de lui. En fait, ça aussi ça se rajoutait au décalage horaire.

Quelques minutes plus tard le musicien se retrouva dans sa salle. Il posa son téléphone portable sur son bureau, ses lunettes de soleil et il s'attela à remonter un peu les volets. Il faisait beau, alors autant économiser l'électricité. Oui ça le prenait parfois, des petits élans écologiques comme ça, ça arrivait de temps en temps... Tandis qu'il s'affairait à cette tâche, il entendit frapper à la porte. Il cria un « j'arrive ! » rempli de conviction, termina rapidement et partit ouvrir.

« Salut ! lâcha-t-il en voyant une jeune femme dans le couloir, c'est toi la nouvelle c'est ça ? lui demanda-t-il, entre, reste pas dehors. »

Jordan revint vers son bureau, fouinant dans ses tiroirs plein à craquer qui crachaient presque tout ce qu'ils avaient dans le ventre. Un véritable dépotoir, mais l'américano-japonais s'y retrouvait... la plupart du temps. Il dénicha finalement son bonheur, ou presque ; une feuille un peu froissée, mais vierge, et un stylo bic noir... Il n'aimait pas écrire en noir. Ça ferait tout de même l'affaire, dans l'immédiat.

Il repoussa ses cheveux d'un geste de la main et se retourna vers son élève en souriant.

« Excuse-moi, mais j'ai zappé ton nom, tu es ? Bon et puis évite de m'appeler "Monsieur Soejima", j'ai l'impression de prendre un coup de vieux, ajouta-t-il en riant, Jordan ça va très bien. »

C'était pas non plus comme s'il avait soixante ans ou plus, un gros ventre qui passait par-dessus sa ceinture, des lunettes rondes et des rides partout sur le visage, si ? C'était précisément pour cette raison qu'il demandait à ses élèves de l'appeler par son prénom, et puis c'était plus conviviale tout simplement. Enfin, lui voyait cela ainsi.

Il adressa un regard à la jeune femme, se demandant si elle savait jouer d'un quelconque instrument de musique. De la guitare comme lui ? De la basse peut-être ? Ou alors elle chantait. Ou encore peut-être rien de tout cela et elle venait simplement pour apprendre. Ça marchait aussi comme ça son club, l'apprentissage de la musique aux autres, l'histoire, les bases, ce qu'ils voulaient savoir finalement et tout ce que lui-même pouvait leur transmettre.

C'était important la musique, du moins pour lui. A travers elle il était si simple de se dévoiler et de donner le meilleur de soi... C'était un peu fabuleux, magique même et ça chaque fois les émotions qui se dégageaient de ça le rendait de plus en plus accro. Une addiction à la musique, c'était pas commun, mais ça ressemblait finalement un peu au tatoué.

Eileen&Jordan ▬ Entre deux notes de musique ▬

Lorsqu’Eileen avait dû remplir son dossier d’inscription pour l’université, elle avait dû indiquer quel était le parcours qu’elle souhaitait suivre. Pour elle la réponse avait été évidente, du fait de ses origines et des cours qu’elle avait suivi à son gymnasium là-bas en Suède. Elle avait choisi la facilité, et sélectionné le parcours mêlant ses deux langues, l’anglais et le suédois, ainsi que la politique, l’économie, l’histoire. Un parcours orienté relations internationales en quelque sorte, ce qui lui convenait parfaitement, d’autant plus que la masse horaire n’était vraiment pas énorme.
Son emploi du temps pour le moins aéré avait permis à Eileen de s’inscrire dans les clubs de l’université. Elle s’était d’abord empressée d’aller s’inscrire auprès du responsable du club de hockey, sport qu’elle avait pratiqué pendant de nombreuses années en Suède et qui lui tenait particulièrement à cœur. Ainsi pendant sa première année à l’université, ses journées se partageaient entre les cours, les devoirs et les entraînements. Et malgré tout, Eileen ne se sentait pas assez occupée. Son temps libre, elle n’en faisait rien. Elle se baladait sur le campus, en fumant cigarette sur cigarette, la plupart du temps seule et cela commençait à la lasser légèrement. C’est donc pour ça que pour sa seconde année, elle avait décidé de s’inscrire dans un nouveau club, en plus du hockey. Elle avait parcouru pendant quelques semaines les panneaux d’affichage, les différentes salles, elle avait parlé aux responsables des clubs qui redoublaient d’effort pour trouver l’argument qui ferait pencher la balance en leur faveur. Eileen avait trouvé ça drôle au début, mais c’est vrai que tout ce qui était clubs, groupes, fraternités, rassemblement en tout genre était une véritable institution ici, aux Etats-Unis, et les moyens déployés pour faire venir les étudiants étaient parfois colossaux. Son choix s’était finalement porté vers le club de musique, car la jeune fille adorait chanter. Alors pourquoi ne pas essayer de s’améliorer et découvrir de nouvelles chansons ?
Eileen avait rendez-vous en début d’après-midi avec le professeur face to face histoire d’avoir un petit briefing rapide pour ne pas ralentir la classe et se sentir perdue, puisqu’elle s’était inscrite un peu en retard par rapport aux autres élèves. La jeune fille ne s’était pas pressée d’arriver. Non pas qu’elle n’ait pas eu envie de rencontrer son professeur et d’en apprendre plus sur le fonctionnement du club, mais cette journée était ensoleillée et elle n’avait pas cours, c’était donc un peu une ‘perte de temps’ que de devoir arpenter les couloirs et rester dans une salle pendant une heure alors qu’elle aurait pu se poser au soleil, avec sa robe légère et ses lunettes de soleil sur le nez. Mais bon, c’était comme ça, elle avait rendez-vous aujourd’hui, pas demain, et elle serait à l’heure, contente ou pas. Parce qu’elle avait été éduquée comme ça, qu’on lui avait interdit de manquer de respect aux autres, et le retard était à ses yeux un grand manque de respect.
Elle arriva donc devant la salle, et frappa à la porte qui était fermée, se demandant si le professeur était déjà arrivé, puisqu’elle était en avance de quelques minutes.

« Salut ! C'est toi la nouvelle c'est ça ? Entre, reste pas dehors. »

Eileen avait hoché la tête en signe d’acquiescement. A première vue, il semblait enjoué, sympa. Eileen n’était pas une fille spécialement souriante à la base, elle était un peu blasée de tout ce qui l’entourait, mais lui arriverait peut-être à l’intéresser. Elle était entrée dans la salle, qu’elle connaissait un peu pour y être déjà entrée lors des inscriptions. Rien n’avait changé, les chaises étaient toujours disposées de la même façon, le bureau au centre pour obtenir l’attention de tous. Une salle somme toute banale, mais qui avait pourtant quelque chose de différent. C’était une salle qui respirait la bonne humeur, en tout cas, c’est ce qu’aurait dit Eileen si on lui avait posé la question. Elle avait entendu dire que les gens qui appartenaient au club de musique étaient tous des passionnés, et toujours de bonne humeur pendant les cours. C’était sans doute exagéré bien sûr, mais pourtant, quelque chose se dégageait vraiment de cette salle. Il n’y régnait pas l’atmosphère lourde et pesante qui effrayait chacun des étudiants de l’université. Peut-être que les évènements atroces qui s’étaient passés ici auparavant n’étaient pas passés par cette salle…
Le japonais s’était dirigé vers son bureau afin de prendre une feuille et un stylo. Visiblement, l’administration de l’université n’avait pas bien dû faire son boulot, elle aurait dû transmettre le nom et les coordonnés de la jeune fille.. Mais bon, les universités vous savez ce que c’est hein…

« Excuse-moi, mais j'ai zappé ton nom, tu es ? Bon et puis évite de m'appeler "Monsieur Soejima", j'ai l'impression de prendre un coup de vieux. Jordan ça va très bien. »

Il avait l'air d'être vraiment cool, en fait. Eileen n’avait pas trouvé ça dérangeant, d’appeler son professeur par son prénom. En Suède, c’était relativement courant, on se tutoyait également ; enfin il faut dire que c’était comme en anglais, ‘du’ marchait pour ‘tu’ et ‘vous’ comme ‘you’ était également dépourvu de cette nuance… Sauf si on parlait au roi bien sûr, mais c’était relativement rare dans la vie quotidienne. Cependant, elle avait trouvé ça dommage de ne pas avoir à prononcer le nom ‘Soejima’ qu’elle trouvait, comme la majorité des noms et mots japonais, très raffiné, et assez drôle à prononcer. Enfin drôle, original devrais-je plutôt dire.

« Je m’appelle Eileen Lindqvist. L-i-n-d-q-v-i-s-t. »

Elle l’avait épelé, parce qu’elle savait que pour les gens d’ici, ou d’ailleurs en l’occurrence mais étrangers à la Suède, son nom était compliqué, et son orthographe ne tombait pas sous le sens. Il avait déjà dû avoir ce souci avec un nom japonais, bien qu’ils étaient plus simples à écrire du fait qu’ils soient composés de syllabe… Difficile de faire des fautes avec des syllabes ! Enfin, il y avait des gens qui trouvaient un moyen de se planter.

Jordan avait pris le nom de la jeune femme sous la dictée, ayant relativement du mal avec pour tout avouer. Il griffonna rapidement à côté, se disant intérieurement que simplement Eileen serait retenu. De toute façon, si on lui demandait les noms de tous ses élèves, le japonais en était bien incapable de les donner. Il préférait largement les appeler par leur prénom, c'était bien plus simple pour lui déjà, et puis ça donnait moins l'impression d'être dans un véritable cours ennuyant.

Lui n'ayant jamais particulièrement apprécié toutes les longues heures de cours qu'il avait pu passer à s'ennuyer ferme, il ne voulait pas que cela fût de même pour ceux à qui il allait enseigner. Non, il souhaitait faire quelque chose de peut-être moins conventionnel, mais il trouvait que les liens tissés avec ses élèves étaient bien plus solides et intéressants. Pas de prise de tête, tout du moins, on les éviter le plus possible.

Il tira une chaise pour Eileen en la lui désignant ensuite et s'assit lui-même derrière son bureau avant de lui déclarer ce qu'il comptait lui faire faire pour son premier cours.

« Pour aujourd'hui, je vais te poser plusieurs questions histoire que j'en sache un peu sur toi, tu vois ? Tu me montreras aussi ce que tu sais faire, si tu joues d'un instrument, si tu chantes, tout ça quoi. »

Les choses conventionnelles, que Jordan demandait généralement à tous ses élèves avant de commencer l'année. C'était assez agaçant, mais plutôt nécessaire alors il se disait qu'une fois terminé, le plus dur était passé.

De nouveau il fouilla dans ses affaires, sortit un deuxième stylo d'un de ses tiroirs, l'essaya sur sa feuille (il semblait fonctionner), le tendit à la jeune femme avec un document qu'elle devait remplir elle-même. Nom, prénom, âge, nationalité, année de pratique musicale, pourquoi s'être inscrit ici et en dernier il y avait un bloc blanc où elle pouvait inscrire si elle avait des capacités, des problèmes quelconques...

Passant une main dans ses cheveux noir, il se releva, laissant sa nouvelle élève tranquillement combler toutes ces lignes et se dirigea vers le fond de la pièce pour brancher sa guitare. Il la sortit auparavant de sa housse, vérifia son accordage et comme tout semblait parfait, il mit le jack et s'accroupit devant l'ampli pour le régler à son tour.

Un son clair, pas de saturation ou d'autres effets dans l'immédiat. Non pas qu'il n'aimait pas, juste qu'il n'en voyait pas l'utilité pour évaluer Eileen. Lorsqu'il eut terminé, Jordan exerça ses doigts quelques minutes sur le manche, avant de reposer l'instrument et de retourner auprès de la jeune femme qui paraissait avoir terminée.

« T'as fini ? l'interrogea-t-il en lui prenant la feuille, mmh... Oh, tu chantes alors ? Ça tombe bien, j'ai branché ma guitare. Attends-moi là-bas le temps que je range ça... »

Une chanteuse donc. Il eut un vague sourire, il n'y en avait que trois dans son club, désormais quatre, ça lui faisait plutôt plaisir. Lui-même s'essayait au chant, même s'il ne se revendiquait pas comme un bon chanteur, il se débrouillait suffisamment pour que les autres apprécient sa musique un peu plus. L'instrumental étant davantage son fort, il cachait un peu sa voix éraillée derrière et finalement, le mélange était relativement plaisant pour les oreilles.

Il plia le papier en deux et l'enfouit dans un porte-documents qui semblait déjà bien rempli... Ce qu'il avait là-dedans ?... Très bonne question. L'américano-japonais leva les yeux au ciel et préféra ne pas s'attarder là-dessus dans l'immédiat ; il avait plus important à faire que de ranger des feuilles. Il ferait ça plus tard... ou jamais d'ailleurs. Quoi qu'il finirait bien par y être obligé, à force.

D'un pas rapide il rejoignit Eileen qui s'était installée près de sa guitare. Jordan attrapa son instrument, régla le micro qu'il tendit à la jeune femme et finalement, il opta pour un effet acoustique sur l'ampli. Il lui fit un signe de la main et ajouta :

« C'est quand tu veux, chante ce que t'as envie, je suivrais. »

Un peu d'impro', ça ne pouvait que lui faire un grand bien. Il adorait en faire, et adapter son style un peu particulier à la voix ou aux instruments d'autres personnes le ravissaient à chaque fois. En effet, Jordan ne jouait pas de la guitare "normalement". Il avait appris la technique de basse, le slap, et il l'avait apposé sur sa six cordes. Son meilleur modèle était le célèbre bassiste inventeur du slap : Larry Graham.

Il se souvint alors du nombre de fois où il avait pu écouter ses disques dans sa chambre, les passant en boucle jusqu'à bien comprendre ce qu'il faisait. Il se revoyait plaquer ses doigts inexpérimentés sur le manche de sa guitare sèche, à l'époque une vieille six cordes trouvée dans une benne, tentant de reproduire cette technique difficile. Avec acharnement il y était parvenu, mais il savait qu'il avait encore énormément de choses à apprendre lui aussi.

Un timide soupir s'évada de ses lèvres et il esquissa un sourire à Eileen, attendant patiemment son départ... qui ne tarda pas. Il la laissa chanter quelques notes avant de se joindre à elle, tirant sur ses cordes pour extraire une mélodie à la fois douce et puissante.

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