4 YEARS AGO, NEW-YORK. Ses prunelles s’accrochent au vide comme on s’accroche à une bouée de sauvetage. Il caresse des yeux cette demeure qui l’a vu grandir et s’épanouir, il cajole les souvenirs et forge l’espoir d’y revenir. Un dernier carton dans les mains, il contemple les vestiges du passé alors que sa gorge se noue. Il a toujours rêvé de partir, de quitter le nid et de battre des ailes pour aller à l’autre bout du monde. De l’autre côté de la Terre, pour voir si elle est bien ronde cette chimère. Mais il se rend soudain compte que tout cela n’a jamais eu de sens, que ça n’a jamais été ce qu’il voulait. On se raconte bien des histoires quand on croit que la vie est pénible et puis, on se rend compte que, finalement, on n’était pas si mal loti. Ses pieds sont fixés au sol quand il entend une voix l’interpeller, le presser. Il est temps de t’en aller, Clapton. Temps de dire au revoir à ce que tu as vécu ici, temps de recommencer. Il le sait, plus rien ne l’attends ici… Alors, il soupire et finit par tourner le dos à tout ça. Il a seize ans, la vie devant lui et pourtant, il a l’impression que tout est terminé. Tout va changer, de toute façon. Il ouvre la porte arrière de la voiture, glisse son dernier paquet avec lenteur, dévisageant son contenu comme s’il le découvrait pour la première fois. Et puis, d’une voix éraillée, parsemée de sanglots dissimulés, il lâche : « Trevor ? » Il n’a pas besoin de le répéter que son golden retriever, tout juste âgé de six mois, accourt. Sa queue s’agite frénétiquement alors qu’il essaye de se hisser dans la voiture, arrachant un léger rire étranglé à son maître qui finit par l’attraper. Clapton pose un dernier regard sur la grande bâtisse qui lui fait face, il inspire un grand coup et lui tourne le dos. Pour la dernière fois, maintenant. Il grimpe sur le siège passager, installe Trevor sur ses genoux tout en le caressant distraitement. Tante Beth lui glisse un regard rougis par les larmes, lui donne un petit coup de coude et lui sourit. « T’en fais pas, ça va te plaire le Wyoming... » Il ne répond pas, détourne le regard et ferme les yeux pour écouter les vrombissements du moteur. Non, le Wyoming ne lui plaira pas. Ce n’est pas New-York, ce n’est pas chez lui… Il dépose son nez sur la truffe humide de son chiot et le serre contre lui. C’est tout ce qu’il a désormais. Trevor, tante Beth, des souvenirs… Il doit faire avec, même s’il ne sait pas encore comment.
WYOMING. En lettres majuscules, calligraphiées avec grâce, le nom de Trevor McEnroe est gravé dans une plaque de bronze. Pendant de longue minute, Clapton la contemple sans oser franchir la porte de bois massif. Il est venu par dépit. Il n’est pas obligé de faire ça mais tant Beth dit que c’est pour le mieux. Elle dit que ça fera du bien, que ça le libérera d’un poids. Lui, il n’y croit pas trop. Il a l’impression qu’il portera le monde sur ses épaules jusqu’à ce que la faucheuse vienne frapper à sa porte. Mais il ne peut pas lui dire ça, à tante Beth, elle ferait un arrêt cardiaque et elle crèverait sur le champ. Poussant un soupir, il finit par franchir la porte et avec raideur, il s’installe sur un siège de la salle d’attente. Il regarde à droite et à gauche, attrape un magasine déposé là, le feuillette sans le voir et… Il attend. La patience n’a jamais été son fort, pourtant, désormais, il l’est plus que quiconque. Il pourrait rester assis là des heures. À regarder le plafond, compter les moutons, soupirer jusqu’à se dégonfler. « Clapton King ? Le docteur va vous recevoir. » Il lève les yeux sur la silhouette qui vient d’apparaître. La jolie rousse lui sourit et l’invite à passer une porte. À son tour, il essaye un sourire, pour la remercier… Au lieu de quoi, il grimace maladroitement et passe devant elle sans un mot. Elle ne lui en veut pas, elle a vu pire que lui dans sa vie. Elle a juste l’impression d’avoir entendu les tintements de son cœur en miette sur son passage, elle a vu le vide dans ses prunelles et elle se demande si le docteur arrivera à savoir se débrouiller avec celui là. Le docteur, lui, il est sagement assis à son bureau et il prend quelques notes, demandant d’une voix clémente au jeune homme de s’installer. Clapton regarde l’endroit, gauchement, il se dirige vers la chaise en face du bon vieux docteur et il se demande pourquoi on l’appelle comme ça. Docteur. Il en connait des docteurs, mais il est certain qu’aucun d’entre eux ne traite les sentiments. Trevor McEnroe pose son stylo et offre un sourire à son nouveau patient, il le contemple et cherche déjà à lire dans ses yeux. Le truc, c’est qu’il n’y a rien à voir. Avant même qu’il daigne ouvrir la bouche, le jeune King soupire et préfère déclarer : « Ne me demandez pas d’où je viens, ce que j’aime et toutes ces conneries. Si on pouvait juste rester là, à se regarder, ça m’irait tout aussi bien. Je suis là pour faire plaisir à ma tante, elle allait péter un plomb sinon. » Le psychologue, puisque enfin Clapton arrive à mettre un nom sur lui, le contemple avec un sourire et hausse des épaules. Il ne dira pas un mot. Pas cette fois là, ni la suivante. Et au bout de cinq visite, les langues se délient enfin. L’adolescent se penche en avant et dit avec sérieux : « J’ai appelé mon chien comme vous. Trevor. » Il ne sait pas pourquoi il dit ça, mais les mots sortent pour la première fois avec simplicité. Il n’a pas du réfléchir, pas du se concentrer, pas du chercher dans sa mémoire le vocabulaire nécessaire. Son interlocuteur se laisser aller à un petit rire et fronce les sourcils. « Je ne sais pas comment le prendre ! » L’adolescent se mort la lèvre inférieure et hausse des épaules. « Trevor est mort, de toute façon, qu’est-ce que ça peut bien faire. » La première bombe est larguée, elle s’écrase sur son cœur avec fureur. Docteur le dévisage longuement sans un mot, comme s’il avait peur de briser le silence, de briser son deuil. Mais Clapton reprend, définitivement près à s’étendre sur ce qui le bouffe. « Tante Beth a laissé la barrière ouverte. Trevor s’est échappé et une bagnole l’a choppé. C’était un chiot, ça lui a mis le corps en bouilli… » Il ressent le besoin perpétuelle de mettre son nom dans chaque phrase qu’il prononce, comme s’il avait peur de l’oublier. Mais il ne l’oubliera pas, jamais. Clapton a une mémoire eidétique. Tout ce qu’il voit et entend s’incruste en lui avec précision. Et ça reste là. Avec précision. Ses prunelles qui fixe jusqu’ici ses chaussures couleur violet se redresse et se pose sur le docteur. « A la prochaine, doc. » Il se redresse et passa la porte en silence. Ce sont les premiers mots qu’ils ont échangés, ceux qui resteront à jamais gravé en eux. Parce que lorsque l’on s’éprend de Clapton, on ne peut jamais s’en défaire. Son image, ses yeux, sa voix s’accrochent à vous. Pour que jamais vous n’oubliez ce que ça fait d’être vide, oublié et perdu.
- On va parler aujourd’hui ? - Peut-être, avoue Clapton. - Tu veux parler de tes parents ? - Pour dire quoi ? - Ce qu’il s’est passé. - Vous le savez, on ne va pas perdre notre temps. - Est-ce que tu l’as déjà dit ? - De quoi ? demande-t-il en fronçant les sourcils. - La chose. - Quelle chose ? - Tu sais très bien… - Ouais… Non, je l’ai pas dit encore. - Pourquoi ? - Parce que… (silence qui s'éternise) - Parce que..? - (soupir) Vous savez ce que ça fait de vous levez un matin et d’avoir l’impression d’être un arbre déraciné ? Comme si un putain de coup de vent vous avait emporté et que vous étiez doucement entrain de crever. C’est l’hiver, on se gèle le cul et y a pas un putain de con pour vous ramasser… C’est… Vous savez ce que ça fait ? - Non, je te l’accorde, je ne sais pas. - Tant mieux, c’est que c’est plutôt pénible à supporter. Cette sensation de vide. Vous savez… Quand on vient au monde, on souffre parce que l’air circule enfin… Et… Bah vivre, ça me fait exactement cette sensation. Celle d’avoir les poumons en feu, celle de sentir mon cœur s’emballer et la lumière m’aveugler. Celle d’avoir quitté un nid chaud et douillet pour une putain de réalité de merde. Je fais que dormir, j’me chie dessus et j’ai besoin qu’on m’alimente parce que tout seul c’est pas possible. - Les bébés s’habituent, la douleur s’estompe avec le temps, on parvient à l’oublier. - Peut-être, ouais. Mais mon problème c’est que je suis pas un bébé, vous voyez. - Tu n’es pas encore au bout de ta vie, Clapton, ça ne sera pas toujours comme ça… - Mais qu’est-ce que vous en savez, doc ? Sérieux, je voudrais vous croire. J’ai une putain d’envie de vous croire mais… C’est comme si je cherchais mes lunettes dans le noir. - Pourquoi t’allumes pas la lumière ? - Y a rien à voir, vous le savez. - Alors dis le, ça ira mieux après ça. insiste, le docteur. - Je crois pas. - Dis-le alors. Pourquoi tu veux pas le dire ? - Ca rendra les choses trop réelles, Doc. Je sais pas si je peux encaisser… - D’accord, Clapton.
Un jour, il finirait bien par le dire. Que ses parents sont morts, son chien aussi. Qu’il a quitté une belle vie, dorée de surcroît, pour aller vivre dans le trou du cul du monde avec une tante maniaco-dépressive qu’il n’a pas vu depuis plus de dix ans et qui, en gros, est pour lui une inconnue. Ouais, il finirait par le dire et par réaliser. En attendant, il se contente de survivre puisque vivre est trop compliqué.
TODAY. Tout ce qu’il a, ces des photos, des dessins, des bibelots… des souvenirs. Clapton déteste sa mémoire trop imposante autant qu’il la remercie. Avec le temps, grâce à elle, il a réussi à se reconstruire. Parce que ce que son esprit à gardé lui a toujours gardé le cœur au chaud. Mais à cause d’elle, il vit perpétuellement dans le passé. Oh bien sûr, ça ne se voit pas. Il le dissimule bien derrière son adorable minois, ses fringues un peu bizarre parfois et ses sourires mensongers. Il ne va pas vraiment mieux, disons qu’il fait semblant. Il ne va plus voir son psy, ceci dit. Depuis qu’il est entré à l’université, il y a tout juste un an, le jeune King a décidé de prendre son envol. Tante Beth est contente, elle croit vraiment que son tendre neveu à réussi à faire face à la douleur et à aller de l’avant. Parfois, lui aussi y croit. Mais il suffit d’une chanson, d’une photo, d’un mot et toutes ses barrières s’écroulent. C’est un peu pour ça que ses relations avec le genre humain sont compliquées. Les gens l’apprécient parce que Clapton a beaucoup d’humour et qu’il peut vous ironiser toutes les situations. Mais parfois, il pète littéralement les pédales. Au point qu’on ne sache plus vraiment à qui l’on a à faire. Il s’énerve, jure, est presque prêt à cogner. C’est pour ça, d’ailleurs, qu’il s’est inscrit à la lutte. Pour extérioriser ce trop plein de colère qui l’envahit parfois. Il hait la vie. Et puis les gens aussi, parfois. Surtout s’ils sont heureux. Parce que lui, il ne veut pas se jeter dans le bonheur avant d’avoir tout essayé pour s’en sortir. La photo, c’est autre chose, c’est beaucoup complexe… C’est ce qu’il aime. Quand il a choisi son cursus scolaire, certains n’ont pas compris. Il n’a pas l’air d’être un grand artiste. Et pourtant… Installé sur son banc, un fusain à la main, les sourcils froncés, Clapton pose sur le papier un vieux souvenir qui vient le hanter. Il dessine deux grands yeux rieurs, un petit nez aquilin et une bouche boudeuse. Tout à sa concentration, il ne réalise pas qu’il serre le crayon trop fort, aussi fort que la peine qui lui encercle le cœur et il se brise entre des doigts. Soudain, il réalise et lève les yeux. Toute la classe a entendu le craquement, et tous les yeux sont tournés vers lui. King, qui porte si majestueusement son nom depuis qu’il est ici, offre son sourire goguenard et lâche : « C’était du seconde main, tout s’explique ! » Ils s’esclaffent, font comme s’ils ne voyaient pas la fêlure dans son sourire et le vide dans ses prunelles. Il a l’impression d’être un bon acteur alors qu’en fait, ce sont les autres qui le sont. Ils jouent le jeu pour ne pas le faire souffrir. « Hey King Clapton, tu veux un crayon ? » lui souffle Kenny avec un regard amusé. Il hausse des épaules, il s’en cogne… |